smoke rings and halos (shuri)

C'est son premier spring break. Ok. Elle a droit à l'une ou l'autre occurence de mauvais jugement puisqu'apparemment, c'est le fondement même du concept. Mais se retrouver collée avec une gueule de bois dès le premier jour sur place, c'est pire qu'une erreur de débutante. Iggy, mauvaise perdante, blâme le jet lag. Elle jure mordicus que, oui, trois heures de différence c'est amplement suffisant pour te refiler une insomnie et une migraine, si si, ta gueule. Elle blâme le soleil. Le trajet interminable de la veille. Les remous dans le bus jusqu'au motel. Le manque de sommeil. Tout est partiellement vrai, mais la réelle coupable des basses fantômes qui pulsent contre les tempes d'Iggy répond au doux nom de Colada, prénom Piña et elles le savent toutes les deux parfaitement. Iggy grommelle tout le temps qu'elle fait la file au stupide stand de stupides boissons derrière deux stupides mastodontes huileux coconut-monoï qui la reluquent de haut en bas. Est-ce qu'ils pensent que, puisqu'elle porte des lunettes de soleil opaques, elle ne voit pas au travers ? Ils ont l'air juste assez cons pour. Ils ne la déshabillent même pas du regard, non, ça impliquerait un travail actif d'imagination, et c'est franchement pas comme si le bikini d'Iggy laissait la moindre marge de conjecture. Le pire, c'est qu'elle savait à quoi s'attendre. Spring break en Floride : du rhum et des rustres. A quelques détails près, ça s'arrête là. Lorsqu'arrive son tour, elle lance une oeillade langoureuse aux cocktails fruités qui se sirotent tout autour d'elle. Non. Ce serait bibliquement idiot. Elle sait que si Shuri la voit tenter de combattre le mal par le mal, Iggy peut dire au revoir à sa crédibilité. Elle se mangera un lever de sourcil explicite et n'aura plus jamais le droit de se plaindre de quoi que ce soit pour le restant de ses jours. Alors elle agrippe trois bouteilles d'eau glacée contre un billet vert froissé - en grommelant - et s'en retourne - en grommelant - d'où elle vient.

"Tu crois qu'ouvrir l'arcade sourcilière d'un douchebag ce serait motif de renvoi ?" Elle lance sans ménagement une bouteille d'eau à Shuri qui, réflexes aiguisés, la rattrape au vol, avant de s'effondrer sur sa serviette. Comme, gueule de bois oblige, Iggy fut la dernière arrivée à la plage, elle ignore qui les filles ont dû tuer pour obtenir trois chaises longues près des vagues et un parasol. Elle ne sait pas où Violet s'en est allée non plus. Probablement disposer du corps. Meh. C'est con. Iggy aurait pu donner un coup de main. Tout ce foutu voyage est assourdissant - peu importe où elles vont, elles ne sont jamais à plus de cent mètres d'une sono, d'une chorale de gloussements et de fuckboys braillants ce que Vi appelle des "catchphrases de basic bro illettré" à tour de bras tatoués de pseudo motifs tribaux. Fun times. Elle s'en délecterait, Iggs, de tout ça, le rap mielleux, le beach volley, les glaces fruitées du moment qu'elle ne les vend pas, si ce n'était pas pour ses piteux choix de la veille et sa fierté mal placée qui insiste à prétendre qu'elle est en pleine forme alors que la fanfare du bahut répète à l'étroit dans sa boîte crânienne. La voix détachée, elle attrape son téléphone dans son sac à dos tiède de soleil, contourne les trois textos qu'elle n'a pas le courage d'ouvrir, et pianote dans l'application GPS. "Meuf c'est cher, une voiture de location ?" En guise d'explication : "j'ai envie de gumbo." Comme pour donner du poids à son argument-lubie, elle tend à Shuri l'écran à fractures multiples - dommage collatéral d'une altercation particulièrement brutale avec une connasse de senior year. "Google Maps dit que c'est onze heures de route jusqu'à la Nouvelle-Orléans. On pourrait même être rentrées lundi pour aller à -" rhum, fatigue, avion, bus, fanfare, c'est une boue épaisse que pompent ses veines, rendant chaque effort de réflexion éreintant. Iggy esquisse un vague mouvement de poignet façon tu sais bien ce que je veux dire "ce truc où tu veux aller, là." Il était question de justice sociale et... de... street art ? Un sit in ? Une expo ? Lorsqu'elle leur a expliqué cela la veille, pendant le trajet, Iggs n'a clairement écouté que d'une oreille. A quoi bon ? Même dans un foutu abattoir ou l'intérieur d'un volcan, elle suivrait Shuri les yeux fermés. Elle sait que l'idée d'un road-trip impromptu est plus que mauvaise, mais ce qu'elle sait aussi, c'est que jusqu'ici, ce sont infailliblement leurs pires idées qui constituent leurs meilleures histoires et ça fait presque une décennie qu'elle n'a pas mis les pieds dans sa ville natale. Elle a jamais voyagé, Iggy. Ce spring break est le seul séjour récréatif qu'elle ait jamais effectué, si on omet les week-ends de camping avec son frère à une poignée de miles à peine du bercail. Et qu'est-ce que ça lui paraît abject, d'être ici, d'être si près, et pourtant à onze putains d'heure de route de sa propre mythologie.