| bookworms (beau)

t'es allé courir ce matin, comme tous les matins précédents. une routine bien installée pour que tu ne perdes jamais le contrôle, pour que tu ne trouves jamais le temps de trouver tes efforts inutiles, jamais le temps de trouver tes forces faibles. tu suis un programme intensif et répétitif pour reprendre le contrôle sur toi-même. le temps s'écoule et tu continues sans cesse de te battre contre la dépression, quand tout le monde pense que tout a l'air d'aller mieux. non, ce n'est pas si simple que ça. ce n'est pas tes sourires retrouvés ou tes belles performances sur le terrain qui prouveraient quoi que ce soit. des bonheurs et des exploits éphémères. c'est sur le long terme qu'il faut regarder, et sur le long terme, rien ne va vraiment mieux depuis le début. mais tu y crois, tu sais que ça arrivera. que si tu lâches pas le rythme imposé, tu finiras par ne même plus penser à tout ça. pourtant ce soir, tu te permets un écart, un seul. parce que ce détour dans ta course te mènera quand même vers la bonne destination. peut-être même un peu plus vite. tu l'espères, en tout cas.

habituellement, après les cours, t'es sur le terrain. et après le jeu, t'es sur la route vers la maison. ta mère vient te chercher dans sa voiture plus chère que l'école même - tu ne peux plus conduire. vous faites escale au café, et vous rentrez. parfois tu lui demandes l'autorisation d'aller chez des amis - elle veut toujours savoir où tu es et où tu vas. aujourd'hui, tu lui as demandé de te déposer devant la bibliothèque et de revenir te chercher dans deux heures. tu n'aimes pas vraiment être dépendant d'elle, mais tu sais que c'est plus sage et qu'elle refuserait que les choses soient autrement, de toute façon. elle t'a passé un savon une fois parce que tu as préféré rentrer en courant - un mauvais jour où tu devais chasser ton énergie négative. tu l'embrasses sur le front avant de balancer ton sac sur ton dos, et tu files vers l'entrée de la grande bibliothèque municipale. son décor ne t'est pas inconnu, tu es venu plusieurs fois, possèdes une carte de membre et disposes de réductions non négligeables sur certains services. tu salues d'ailleurs le secrétaire à l'accueil qui te reconnaît. ça fait longtemps que tu n'es pas venu, malgré tout. il t'adresse un grand sourire que tu lui rends avant de disparaître vers les rayons remplis de livres. tu n'es pas vraiment venu avec un bouquin en tête. tu n'es pas vraiment venu pour lire. mais tu sais qui tu trouveras forcément dans le coin, si lui aussi suit une routine aussi stricte que la tienne. sur un table tout au fond, tu le repères, le nez dans sa lecture, comme prévu. tu fais semblant de parcourir les allées sans trouver ton ouvrage pour préparer ton approche, puis tu te lances. qu'est-ce que tu lis ? tu fais, en t'asseyant juste en face de lui. tu ne sais pas comment il va prendre la présence d'un de ses anciens bourreaux en face de lui, dans ces locaux qui lui sont peut-être sacrés, mais tu es là pour te faire pardonner.

Journée de cours terminée. Il jeta le mégot qu'il venait de fumer avant de rentrer dans l'établissement, dans son sanctuaire. Beau faisait presque parti du décor de la bibliothèque. Il connaissait les employés même si eux ne le connaissait pas vraiment. Il connaissait les lecteurs habituels ainsi que les petits nouveaux. Il aimait voir ce panel de personne rentrer et sortir. Soit les yeux remplie d'étoiles, soit l'air dépité. Ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était la variété de livres qu'il pouvait trouver. Il lui était impossible de ne pas lire de la journée ou même de la nuit. Il était un amoureux des mots, des métaphores et des histoires que renfermaient toutes ces pages qui l'entouraient. Il salua d'un signe de tête, l'employé au bureau de prêts et s'avança entre les rayonnages. Il effleura le dos des livres de son index avant de se stopper net. Il attrapa le bouquin que son index désigna et scruta la couverture. Il aimait de temps en temps jouer à ce petit jeu. Ce jeu du hasard. Sa devise était de ne jamais juger un livre à sa couverture, il trouvait toujours du potentiel. Il était toujours étonné, émerveillé. I Am Legend de Richard Matheson était le titre du roman qu'il avait entre les mains. Il l'avait déjà lu, mais personne ne pouvait empêcher le gamin de le relire autant de fois qu'il le voulait. C'était inscrit dans les droits du lecteur qui avait été écrit par un français. Pennac. Ces dix droits étaient devenus importants à ses yeux, comme des lois, mais pour la lecture. Il alla se poser à sa place habituelle et commença à nouveau l'histoire de Robert Neville, le dernier survivant d'une épidémie. Il était plongé, les yeux rivés sur les mots qui défilaient à toute allure. Il n'aimait pas qu'on le dérange surtout ici, là où le silence devait être respecté pour éviter de justement déranger les autres lecteurs. Une voix qu'il avait déjà entendue le fit revenir sur terre. Il releva le regard avec un petit air blasé pas spécialement voulu. Il reconnu son interlocuteur. Un de ses anciens bourreaux. C'était quoi son nom déjà? Dylan.. Dylan Bacall. Un sportif. Il avait appris à ne pas juger une personne à son apparence comme avec les couvertures de livres, mais ce qu'il n'aimait guère était le fait que cette dite personne lui fasse la misère pour ensuite venir comme une fleur. Il donnait toujours une chance aux gens pour se racheter sauf si on lui avait véritablement fait du mal. Avec ses potes, il l'avait embêté et Beau s'était bien évidemment défendu. Il n'était pas du genre à se laisser faire, il se relevait toujours. Il ne savait pas trop pourquoi, il était là à vouloir lui parler, mais il était curieux de le découvrir. Il observa le garçon qui s'était posé devant lui pendant quelques minutes sans un mot pour ensuite passer son doigt sous le titre en guise de réponse à sa question. Il replongea son regard là où il s'était arrêté. - Parle plus fort, je crois que les personnes à côté de nous n'ont pas entendu ce que tu as dit. - Chuchota-t-il en se moquant légèrement de lui.  - Je peux t'aider peut-être? - Ajouta-t-il sans même un regard et d'un calme olympien, sans une once de colère dans sa voix alors qu'il aurait pu totalement l'être.

comme tu l'imaginais, il ne te réserve pas le meilleur des accueils. ce n'est pas comme si vous étiez les meilleurs amis du monde, après tout. tu fais sûrement partie de ces gens qui lui tapent sur le système, alors qu'il aimerait juste pouvoir lire en paix et être le nerd qu'il est sans qu'on le juge pour ça. et tu t'es moqué, toi, de ce gamin un peu à part, de tous ceux dans son genre. pour te sentir peut-être un peu plus fort qu'eux, un peu moins différent. mais t'as envie de faire les choses bien cette fois, tu te rachèteras auprès d'eux quoi qu'il arrive. parce que même s'il gronde, beau, quand tu t'assois en face de lui et que tu lui adresses la parole, tu sais qu'il ne va pas te mordre pour autant. les crocs sont sortis, mais c'est un mécanisme de défense, parce qu'il sait pas que t'es pas là pour aller mettre sa tête dans l'eau des toilettes, comme d'autres crétins ont fait au pauvre timmy la semaine dernière. il sait pas que t'es pas là pour l'attaquer directement dans sa bulle, son espace vital, entre ces vieux livres et ces étagères de bois. tu rigoles quand même à sa remarque, un rire discret, personnel, tu baisses la tête pour regarder tes mains croisées sur la table et tes pouces qui commencent à tourner. il reprend la parole sans lever les yeux de son livre, tu sais maintenant que tu le déranges quand même un peu, ce qui ne t'étonne pas. mais tu ne sais pas si tu auras d'autres occasions de lui parler : il t'éviterait au bahut et tu ne sais pas s'il est sur les réseaux sociaux. ici, au moins, il ne partira pas si facilement et t'auras peut-être plus de chance de lui parler tranquillement. surtout que t'aimes bien, toi aussi, le parfum que dégage les pages qu'on tourne, ce biblichor apaisant. tu relèves le regard sur le livre qu'il tient à la main.

il est bien. on s'y pose beaucoup de questions sur l'importance d'être humain, le besoin d'appartenir à un groupe, le sentiment d'être seul, d'être à part. c'est pas qu'un roman dystopique, c'est une sorte de conte philosophique. tu crois pas ? tes yeux dans sa direction, tu attends que son regard croise le tien. tu parles moins fort, pour lui faire plaisir.