slightly bruised longing (aaliyah)

Il est passé six heures du mat' lorsqu'Iggy se résigne à retourner, chancelante, dans "ses quartiers" - intitulé bien pompeux utilisé par les pions pour désigner les trous à rats moites et étouffants qu'on leur a attribué deux par deux. Son enfer personnel se situe au troisième étage du motel branlant, au terme d'une interminable ascension rendue scabreuse par la deuxième piña colada qu'elle a siroté quelques heures auparavant. Le bâtiment entier est une ruche fainéante qui vibre mollement au rythme des climatiseurs défraichis sortis; Iggy sent son coeur battre dans ses tempes. Rhum et volées d'escaliers font mauvais ménage mais, pour sa défense, elle n'avait pas du tout l'intention de foutre les pieds dans sa chambre de tout le séjour à l'exception de passages éclairs pour changer de bikini et charger son portable. Elle a pris la ferme décision de crasher pendant les deux semaines complètes dans la chambre de Vi et Shuri ("si on pousse les lits l'un contre l'autre et qu'on balance les tables de nuit par la fenêtre, on peut dormir à trois facile and y'all know it") mais c'était sans compter ce nerd de surveillant qui a débarqué pour leur aboyer que uno) c'est deux par chambres uniquement et pas une de plus, mesdemoiselles et dos) elles ont dépassé le couvre-feu de quatre heures. Oh well, c'est spring break, tu t'attendais à quoi ? Même à la lumière violette du lever de soleil quelque part dans la distance et celle, grésillante, du lampadaire dans son dos, Iggy doit rassembler des trésors de concentration pour parvenir à faire tourner la clé dans la serrure. En finissant par entrer au terme de multiples tentatives vaines, elle trébuche sur une paire de chaussures abandonnée sur la moquette et lâche un juron retentissant en se rattrapant de justesse à la poignée de la porte qui se claque dans son dos. Il y a de la lumière dans la chambre et elle est trop pompette pour avoir remarqué si la pièce était déjà allumée avant qu'elle n'entre ou si elle vient de réveiller sa-nouvelle-colocataire-dont-elle-ne-veut-pas-prononcer-le-nom-et-encore-moins-lui-adresser-la-parole. Elle va se contenter de l'ignorer royalement. "Qui laisse traîner ses pompes devant la porte, putain ?" Epic fail, faut croire que l'irritation immédiate est plus puissante que la rancoeur centenaire. Son grand projet infaillible de revenir à pas de loup pendant qu'Aaliyah dormait et ne se lever qu'une fois que cette dernière se soit barrée est clairement tombé à l'eau mais Iggy, rien si pas tenace, s'y accroche furieusement. Sans un regard vers la brune, elle traverse la pièce en direction de son lit. Au sommet des draps verdâtres trône son pauvre duffel bag décoloré, abandonné là sans même être ouvert une dizaine d'heures auparavant, en descendant du bus, dans son empressement de quitter la chambre sans risquer de croiser Aaliyah. Iggy, délicate comme jamais, éjecte son sac du couvre-lit sans ménagement, avant d'envoyer ses baskets le rejoindre - elle voit même pas la putain d'ironie dans la manoeuvre - le tout suivi par son t-shirt qui atterrit au-dessus d'une de ses Vans allongée sur le flanc. Elle est bien déterminée à suivre aveuglément ses résolutions : Aali et elle partagent dix pauvres mètres carrés de moquette et un peu d'oxygène vicié. Rien de plus. Pas même quelques mots. Pas même une poignée de souvenirs comme autant de plaies ouvertes.

Iggy ne fait pas dans la dentelle. Par choix. Légère et gracieuse sur son bienaimé terrain herbeux, elle est sonore et brutale plus ou moins partout ailleurs. Elle a appris par la manière forte à compenser la blondeur, les yeux bleus, la silhouette fluette, ce truc faussement angélique haï qui donne aux femmes Pushkin des airs de proie. Si elle est bel et bien née casse-cou, si elle n'a jamais eu peur de s'écorcher les mains, elle n'a cependant pas toujours porté l'agressivité autour des côtes comme un foutu plastron, nan, ça s'est venu avec le temps. C'est une compétence acquise et non innée, les épines qu'elle s'est volontairement fait pousser sur l'épiderme pour empêcher qu'on ne la touche. Et le problème avec Aaliyah, entre autres, c'est qu'elle l'a connue avant, Iggy. Quand elle avait encore la peau lisse, avant que ses mains ouvertes et suppliantes ne se changent en poings. Avant que chaque mot qui ne lui roule sur la langue soit raillerie ou aboiement. Elles ne se sont jamais vues grandir, elles se sont simplement vues grandies - et les grognements échangés d'un lit à l'autre de leur chambre moisie s'avèrent être la plus longue conversation qu'elles ont entretenu en approximativement cinq piges. Machinalement, Iggy se demande si elle sait, Aaliyah. Si elle a conscience de ce qu'Iggy est devenue. Une collection d'angles et d'éraflures, infusée au ressentiment, à l'hémoglobine et à la mauvaise tequila. Sa réputation de bulldog est pire que notoire, mais le bahut est grand. Peut-être qu'elle ne sait juste pas en quelle créature s'est transformée la tête blonde de son enfance. Iggy tique, tandis qu'elle retire ses fringues face au mur et grommelle au dessus de son épaule, "Rassure-toi, taper la converse n'était pas dans mes plans avant que tu laisses tes pompes au milieu du bordel." Penchée en avant, elle ouvre son duffel bag à la recherche du t-shirt estampillé du logo Rolling Stones """emprunté""" il y a plusieurs mois à Liam et qui lui sert de pyjama depuis. Entre le halo de lumière faiblarde qui s'échappe de la lampe de chevet d'Aali et le rhum qui circule lourdement dans ses veines, la manoeuvre est compliquée mais Iggy en ressort victorieuse et enfile le vêtement avant de tortiller des hanches pour enlever son jean par en dessous. "Juste pour la logistique, ça va être comme ça tous les soirs, tu vas te la jouer monastique ? Parce que si c'est le cas, ce serait plus logique que je prenne le lit près de la porte à l'avenir." Mouais, c'est plus du bluff qu'autre chose car les plans sont restés identiques : découcher autant que possible. Iggy est persuadée que, moyennant un peu d'ingéniosité, dormir avec Vi et Shuri est bel et bien un plan viable, et elle a toujours la carte Liam dans sa manche. Elle l'a à peine entraperçu ce soir, pas assez pour connaître les arrangements nocturnes du côté de Wave High mais elle a comme la forte suspicion que c'est autre chose que des lits étroits et des colocataires assignés d'office pour tous ceux qui n'ont pas été suffisamment rapides pour se jeter sur les premières clés distribuées par les pions. Si la tension entre les filles est déjà telle après exactement deux minutes trente dans la même pièce, cette chambre n'est clairement pas destinée à voir souvent la couleur des fringues d'Iggy.