then, the fall.

Ca va trop vite, l'œil peine à suivre quand l'esprit lui n'imprime rien, ça va trop vite, ça lui échappe de parts et d'autres. L'oreille est devenue sourde, ou plutôt, sélective : elle ne traduit plus les sons en mots, il n'intègre rien de ce qui passe son pavillon alors que sa propre voix lui parait étrangère sortie de nulle part quand il tente d'imposer quelque chose par-dessus le chaos pour que ça cesse, pour que la furie lâche Dulcie—ou l'inverse, rien n'est clair. C'est un brouillon dont les actes sont précipités dans un ordre violent et furieux. Trouver sa place relève de l'impossible, déchiré entre l'esprit trop souvent contraint à plier et qui ne connait d'autre confort que l'obéissance et l'abnégation, et le cœur, qui connait des soubresauts aléatoires, embardés qui hurlent à l'injustice de la voir s'en prendre à Dulcie avec pareille barbarie. Ca aurait jamais dû se passer comme ça.

Deux heures plus tôt, les lèvres seules se noient par réflexe pavlovien dans un verre indéfinissable alors qu'il cherche du regard dans les gens présents une raison d'exister. Parce que c'est toujours comme ça que sa vie boucle à l'infini, valse aux temps imposés par les autres. Sohan aurait jamais dû venir. C'est une certitude qui s'ancre en lui et possède un goût fatalement prémonitoire sans en soupeser la portée. Il n'aurait pas dû, simplement parce que c'est Lloyd, et qu'il n'a pas besoin de mettre un pied dans un lac dont il ne connait pas les profondeurs ; parce que si l'indifférence est notoire pour le cas Villin malgré les palabres interminables à son encontre, il sait pertinemment que c'est le genre de décision jugée comme une trahison de grande envergure. Venir à une fête ici vaut bien une peine de mort. Que tout fini par se savoir. Et pire, qu'elle sera peut-être même là, parce qu'elle ne peut pas s'empêcher d'y revenir, soi-disant pour montrer qu'elle vaut mieux que Romy, mais ne démontre au final que son incapacité à passer à autre chose quand Villin, lui, a la décadence de végéter dans le présent et non dans le passé aux accents de poison méditerranéen. De visages en visage, il capte Dulcie de loin, en pleine conversation, reconnue plus à sa gestuelle et sa façon d'être qu'à des critère bassement physiques et il reste un instant à l'observer, parce que c'est reposant, scruter de loin les expressions qu'elle veut bien laisser filtrer sur son visage. S'accorde une gorge, se détourne pour se reperdre en croisant tour à tour, personnes grands intérêts et souffle retenus de se dire et si cette personne le trahissait. Mais l'inquiétude est égorgée dès lors qu'elle fait son entrée, active en lui une irrépressible envie de disparaître, mais c'est trop tard, pris au piège et déjà passablement las, le verre goûte dorénavant comme un minéral liquide plus que de l'alcool. Les reproches, il les sent déjà se resserrer autour de son corps dans l'unique but de l'étouffer. A vouloir l'éviter, il bat la retraite, heurte à reculons quelqu'un. Le pivot est trop brutal, le verre lui échappe, et il est autant désolé pour l'action que parce que c'est Romy qui fait les frais. A peine le temps d'offrir des excuses sincères, de retourner se perdre plus loin, tenter de limiter la casse en faisant preuve d'un incroyable capacité à esquiver le gros des remous. La soirée semble dramatique mais pas irrécupérable. Enfin pas à cet instant-là.

Mais pour autant, ça n'aurait jamais dû se passer comme ça. Elle vocifère sa rage sans filtre, sans doute aidée par quelques verres sirotés avec dédain à une soirée où aucun d'entre eux ne l'avait invité. Accuse à tort et à travers Dulcie comme si c'était le réceptacle idéal pour sa fureur ravagée, soulève en lui le désespoir tenace de ne pas réussir à calmer l'une et l'autre. Et s'il faut choisir entre les deux partis et se laisser déchirer par un choix, il choisit la protection plutôt que le renforcement de l'attaque, force pour se glisser entre elles, offrir son dos à Dulcie et repousser Kleio. Pas qu'il maîtrisait quoique ce soit rendu jusque-là, et si la nuit est belle il la trouve subitement atroce quand il la voit trébucher en arrière. Si tout n'était qu'un magma sonore, il entend parfaitement le bruit mate de sa tête qui heurte le ponton avant de basculer dans l'eau. Le silence qui suit est assourdissant, ou bien c'est la pulsation contre ses tempes qui bourdonne trop fort alors qu'il est horrifié. Il tourne un regard effaré vers les autres, cherche quelque chose sans savoir quoi. Le cauchemar se tisse plus vite que la compréhension, les secondes prennent des heures à frapper leur tempo quand enfin le mouvement en avant percute. Elle va se noyer par sa faute. A moins qu'elle ait juste titubé à cause de sa rage et de l'alcool ? Trop anesthésié, l'esprit affolé, incapable de se souvenir s'il a vraiment apposé brutalement sa paume contre son plexus pour la repousser. "Kleio !" Ca goûte le déjà-vu qui soulève le cœur de panique et dégoût, il ne peut pas revivre indéfiniment les mêmes scènes, c'est le vertige des répétitions trop circulaires qui finiront par avoir le point final de sa santé mentale. Et si personne ne bouge, lui trouve enfin comment s'arracher à son immobilisme, prêt à se jeter dans le lac pour la récupérer. La sauver. Encore.